"Depuis la disparition d'Yves Klein, une terrible ambiguité s'est emparée de la révolution monochrome qu'il avait su mettre en orbite avec l'incomparable ferveur des découvreurs de mondes. Si d'authentiques créateurs ont parfaitement compris quelle route stellaire il ouvrait à la poésie visuelle et sonore, une foule d'amateurs et de dilettantes paresseux s'est hélas précipitée dans la brèche. Tout le monde veut faire des monochromes - qui à Brioude, qui à Grenoble, Quimper ou La Rochelle, peu importe le lieu, car ce pourrait aussi bien être à Londres, Paris ou Berlin : cela ne changerait rien à la fadeur provinciale de ces productions. Nous sommes accablés de prétendus monochromes en peinture, en photographie, même au cinéma, jusque à réduire dans ce dernier cas l'élan jubilatoire de la couleur à d'insignifiantes anecdotes de quelques secondes. Mais ce qu'ignorent toutes ces aimables Bovary de la couleur est que le monochrome n'est ni un jeu de société ni un passe-temps de bricoleurs. Il est une aventure spirituelle exigeante et passionnée qui ne souffre aucune facilité. Non, il ne suffit pas de nous harasser d'une couche de bleu, de jaune ou de rouge pour constituer un monochrome.
Les authentiques créateurs qui ont écouté et entendu Yves Klein le savent : l'essence du monochrome est l'infinie polychromie de toute couleur hantée, nourrie, mûrie de l'aura des autres teintes, ses fiancées de vibration qui, sans cesse, se lèvent, fleurissent, fructifient en elle, selon le double principe des lois de l'optique et de l'alchimie.
Comme le disent si bien les textes du Moyen-Age de la pierre philosophale : "Elle a toutes les couleurs" ! Et Gaston Bachelard qui n'avait rien d'une Bovary monochrome commente ainsi cette intuition lapidaire et lumineuse : "Le feu vulgaire donne des colorations d'un rouge fugace qui peuvent tromper le profane. Il faut un feu plus intime. (...) Cette teinture ronge le noir, s'apaise en blanchissant, puis triomphe avec la rougeur intime de l'or." Commentons à notre tour en ajoutant que le bleu n'est lui-même qu'une modalité sereine, flottante et souriante de ce voyage du blanc fondamental vers l'épanouissement de l'or.
Descendre au plus intime de la couleur, ouvrir le spectre des splendeurs qui habite la maison monochrome, ouvrir toutes grandes les fenêtres de la teinture à l'infini des vibrations, voilà ce que désirait Yves Klein, cela et cela seul.
Malgré le malentendu de l'amateurisme, cette possibilité majeure ne s'est pas refermée, et pour la mieux accomplir, il est grand temps que le monochrome, une fois renoué le lien avec sa véritable nature polychrome, se tourne vers l'invisible, dans une exploration sonore et musicale des teintures. C'est la seule façon de rappeler son essence et de poursuivre la quête d'Yves Klein comme elle doit l'être. Les nouvelles formes d'écriture orchestrale, mais aussi, cette prodigieuse invention qu'est la musique électroacoustique en sont, j'en suis sûr, les moyens décisifs, les vaisseaux amiraux prêts à gagner le large dans l'iode et les embruns de l'outre-monochrome."
Pierre Restany, 1975